Exactement ! Il n'y a que les cercles des think tanks prébendés spécialisés dans la "digitalisation" de l'économie qui adorent les logiciels. Nous, on bosse avec, on est moins enthousiastes...
Je me souviens, il y a quelques années, d'une conférence téléphonique qu'on avait eue avec un de nos gros clients pour l'utilisation d'un nouveau logiciel. Nous avions émis de fortes réserves et on nous avait presque engueulés : nous étions réactionnaires, engoncés dans nos habitudes, incapables de voir les lumières du progrès. L'idée qu'on puisse avoir un point de vue technique et rationnel sur notre profession
parce qu'on la pratique n'avait traversé l'esprit de personne. En un mois d'utilisation, toutes nos prédictions se sont révélées justes et les procédures que nous avions recommandées pour verrouiller les principales fonctions du logiciel ont été adoptées par le client.
Ce truc de la "digitalisation de l'industrie", c'est un cauchemar, pour nous. Il y a 20 ans, on travaillait avec le chef de produit, qui s'occupait de tous les aspects du jeu en France, et (par son intermédiaire) avec les développeurs, presque en direct. C'était rapide, efficace, tous les acteurs étaient concernés par toutes les questions et appartenaient à la boucle de production technique du produit. Aujourd'hui, on traite exclusivement avec des "ingénieurs de localisation" dont le seul métier est d'alimenter les mémoires de traduction, qui ne sont pas développeurs, pas traducteurs, pas chefs de produit, qui ne connaissent rien du jeu, rien de notre métier, ne se sentent pas concernés (comme se sentaient concernés, y compris par la traduction, des chefs de produit qui étaient responsables de la réussite du lancement de leur jeu sur leur territoire). Ils ne savent rien faire, ils ne font rien (ils sont joignables à leur poste deux fois par jour, pendant une vingtaine de minutes, le reste du temps, on pense qu'ils sont en réunion...), ils alourdissent les délais, ne savent pas répondre aux questions techniques, empilent procédures sur procédures pour tenter de contrôler l'extension tentaculaire de l'infrastructure numérique (l'Union Soviétique, à côté, c'était une rigolade). Inutile de dire qu'ils gagnent le double de nos salaires...
Mais bon, un jour viendra où la bulle intellectuelle de la Silicon Valley sera ramenée à ses justes proportions, où tout le monde rira des expressions telles que "Start-Up Nation" avec le même enthousiasme que les ingénieurs de chez Focal, où, la finance ayant achevé de pomper l'économie réelle, les contribuables et les États, elle ne pourra plus alimenter sans fin les mythes GAFAM, où il faudra bien économiser l'argent là où les dépenses ne servent à rien : les ingénieurs de localisation voleront, les traducteurs resteront. Au bout du compte, pour traduire, il n'y a qu'eux qui soient indispensables.
Ah ! Ça ne sert à rien, mais ça fait du bien !