La fin de Chéri (Colette)

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11 Avr 2019 13:20 - 11 Avr 2019 15:20 #1 par Jeb
La fin de Chéri (Colette) a été créé par Jeb
Attention, ça spoile un peu, là-dessous, mais c'est pas grave : ce n'est pas d'un thriller à rebondissements que j'ai envie de vous parler aujourd'hui.

Ayant lu dernièrement la correspondance de Ravel, je me suis replongé dans Colette (qui fut sa librettiste pour L'enfant et les sortilèges). Comme ses romans sont très courts, on peut en lire trois en ayant l'impression d'en lire un.

Le blé en herbe et Chéri se lisent toujours bien en raison de fines notations psychologiques et d'un style d'une grande élégance. Cela dit, on peut trouver que ces histoires de dames d'âge moyen qui séduisent des adolescents entre un goûter sur des chaises de jardin Art nouveau et un bain dans la salle d'eau noire et or, avec voilettes vaporeuses et cravates à perle, ce n'est pas forcément passionnant et c'est peut-être, comment dire, un peu daté (sauf à l'Élysée, apparemment).

Et puis j'ai lu La fin de Chéri. Et là, j'ai été ébloui.

Il faut dire que Chéri n'est plus le très jeune homme élevé par une mère demi-mondaine devenue riche, puis livré aux "bons soins" de Léa, qui a l'âge d'être sa mère. Ce n'est même plus le jeune homme de 25 ans qui a épousé une jeune femme qu'il aime à peine, simplement pour échapper à la mainmise des dames qui l'ont formé, et qui se contente de faire fructifier ses biens. Non. Chéri a fait la Grande Guerre.

Il en revenu changé. Il est médaillé militaire, ce qui est une fierté (purement sociale) pour ses proches, mais il refuse de dire pour quel fait d'arme, on saura seulement qu'il a perdu à cette occasion le genre d'ami qu'on ne peut se faire que dans les tranchées, où les milieux sociaux sont soudain brassés. Il a changé physiquement : il n'a plus faim, il ne dort plus, il est chaste (le livre distille progressivement les signes de son effondrement physique). Il n'a plus rien en commun avec sa famille - et pourtant, du côté de sa femme (qui a pris son indépendance en son absence) comme du sien, on sent parfois qu'il ne faudrait pas grand-chose pour que se développent, sinon l'amour (c'est trop tard), mais une amitié, une tendresse : ils n'en auront pas le courage, ni l'une ni l'autre.

Surtout, le monde l'écœure. Tout ça pour ça ? Les carnages, c'était le prix pour quoi ? Les années folles ? Où est le monde régénéré, fier, assagi et rendu grave qu'on avait promis aux soldats ? Autour de lui, des divertissements qui désormais le dégoûtent, et un affairisme méprisable. Même certains de ses anciens frères d'armes ont ouvert des bars et ne parlent plus que touristes et spiritueux. Par un curieux féminisme sans illusion, Colette montre que les femmes sont aussi capables que les hommes (l'épouse de Chéri dirige un hôpital pour vétérans qui lui donne beaucoup de satisfactions... sociales, et sa mère fait des affaires aussi finement que n'importe qui), mais elles usent de leur liberté de la même façon que les hommes : pour s'amuser et spéculer en bourse.

De plus en plus seul, Chéri décide de retourner voir sa vieille maîtresse, Léa, dans l'espoir inavoué de retrouver quelque chose de la fraîcheur de la vie d'autrefois. Et là, Colette, qui a elle-même 50 ans quand elle écrit ce roman et qui, de magnifique jeune femme hautaine, est devenue obèse, offre un autoportrait d'une cruauté et d'une virulence inouïe, dont je ne crois pas avoir vu l'équivalent ailleurs. Léa n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut et, avec une grande finesse psychologique, Colette montre qu'en cédant physiquement, Léa a aussi fini par céder sur tout : elle n'a plus la délicatesse morale et la finesse de propos que Chéri aimait adolescent.

C'était peine perdue, bien sûr. Le monde d'avant-guerre que souhaitait réveiller Chéri n'existe plus, et même s'il existait encore, il n'a plus rien à dire à l'homme revenu des tranchées. Chéri est seul, et il est mort au monde (ou le monde est mort pour lui). Il en tirera les conséquences.

Colette, avec ce roman, s'arrache à ses magnifiques frivolités pour proposer un portrait de vétéran mélancolique, tragique, d'une profondeur et d'une violence (une violence sous la surface, comme les récifs) qui m'ont vraiment bouleversé. Quarante ans de films hollywoodiens sur le Vietnam en disent moins que ces cent pages sur l'inadaptation de certains soldats qui reviennent, sur leur incapacité à se refondre dans la société civile. C'est aussi un chant funèbre pour un monde qui est mort, remplacé par un autre : mais dans ce nouveau monde errent sans but encore quelques fantômes de l'ancien.

À lire absolument. Après un Darrieussecq, c'est passer de la limonade au Macallan.

Pour illustrer, la dernière scène de The best years of our lives, le film sur les vétérans de la 2e GM, où l'ancien capitaine de bombardier qui, revenu de la guerre, est incapable de trouver un travail, erre comme un quasi-clochard dans un cimetière d'avions. Je ne vois que cette scène pour avoir un peu (un tout petit peu) de l'intensité du livre dont je vous parle.

Dernière édition: 11 Avr 2019 15:20 par Jeb.

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11 Avr 2019 15:56 #2 par captainmarlowe
Réponse de captainmarlowe sur le sujet La fin de Chéri (Colette)
Je ne connaissais pas ce livre. Je n’avais lu de Colette que les vrilles de la vigne qui ne mnavaient pas emballé. Mais là, c’est un sujet qui ne peut me laisser de marbre.

Il y a une collectivité nerveuse dans mon crâne.

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11 Avr 2019 16:19 #3 par Jeb
Réponse de Jeb sur le sujet La fin de Chéri (Colette)
Ça m'a vraiment saisi. Et la délicatesse avec laquelle Colette suggère tout, avec distance, avec subtilité, sans appuyer sur rien - et pourtant tu as tout compris à la fin. Ce que j'ai lu d'elle par ailleurs est fin, bien écrit, et superficiel. Ici, aucune superficialité, un livre profond et dur.

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11 Avr 2019 21:14 #4 par Nemain
Réponse de Nemain sur le sujet La fin de Chéri (Colette)
Merci pour ton retour, ça me donne envie de retenter du Colette (la lecture obligatoire du lycée a laissé des traces).

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11 Avr 2019 21:33 #5 par Jeb
Réponse de Jeb sur le sujet La fin de Chéri (Colette)
Comme souvent les lectures de lycée. Et pourtant... On y revient ! :vieux:

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